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La tempête était si violente, la consommation d’essence si importante, que je n’étais même pas sûr d’arriver jusqu’à Cayo Confites. J’adoptai un régime aussi élevé que possible, tout en veillant à ne pas me retrouver en panne sèche ni à briser la coque sur les vagues. Un second front, venu du nord-est, me tomba dessus, et je me retrouvai trempé jusqu’aux os vingt minutes après être sorti du port de La Havane. Durant le trajet, je fus contraint de me cramponner à la barre d’une main et au pare-brise de l’autre, scrutant le rideau de pluie et d’embruns quasi impénétrable, laissant derrière moi un sillage de précipitation filant vers le sud-est.
À l’heure qu’il était, tous les garde-côtes cubains devaient guetter l’audacieux bandit qui s’était emparé en plein port de La Havane du Chris-Craft de ces si sympathiques savants américains. Les garde-côtes en question étaient connus pour avoir mitraillé des réfugiés juifs venus d’Europe qui tentaient de débarquer sur l’île durant la nuit ; ils seraient ravis de pointer leurs calibres .50 sur un véritable bandit.
Vers dix heures du matin, j’aperçus deux garde-côtes – blanc et gris, longs de neuf ou dix mètres – en train de foncer vers l’ouest pour me couper la route. Je mis le cap au nord et les semai en me jetant dans un grain qui faillit me faire chavirer. Encore du temps et du carburant perdus. Dès que possible, je repartis vers le sud-est en mettant les gaz. Le bateau était si secoué que mes blessures me faisaient souffrir le martyre et que j’attrapai une migraine carabinée.
J’arrivai en vue de Cayo Confites vers 13 h 45. La jauge d’essence affichait zéro depuis dix milles nautiques et je n’avais pas de réserves. Comme je me dirigeais vers le lagon, je poussai un soupir de soulagement en constatant l’absence du Pilar. Puis je vis les tentes, le feu de camp éteint par la pluie et les hommes autour de la baraque, et mon cœur se serra.
Le moteur s’éteignit en crachotant alors que je passais entre les récifs. Le lieutenant cubain et ses hommes avaient saisi leurs fusils, des reliques de la guerre hispano-américaine, et Guest, Herrera et Fuentes s’étaient postés sur la plage avec leurs niños avant que quiconque pense à utiliser ses jumelles.
« C’est Lucas ! » hurla Winston Guest en faisant signe aux Cubains de baisser leurs armes. Pendant que je finissais mon approche à la rame – seule la force du courant de tempête me permettait de faire avancer la lourde embarcation de cette manière –, Sinsky, Saxon et les deux garçons sortirent des tentes pour rejoindre les autres au pas de course. « Où est Papa ? s’écria Patrick.
— Qu’est-il arrivé au Lorraine ? » demanda Winston Guest. Il s’avança jusqu’au Chris-Craft pour m’aider à l’amener à bon port. « Où est Ernest ? »
Je descendis d’un bond sur la plage pendant qu’ils s’occupaient du bateau. Il n’avait pas cessé de pleuvoir, j’étais trempé d’eau salée et je grelottais de froid. Éprouvées par ma course précipitée, mes jambes refusaient de me porter. Lorsque je voulus prendre la parole, je ne réussis qu’à claquer des dents.
Sinsky alla me chercher une couverture et Fuentes un gobelet de café fumant. Les soldats cubains et l’équipage du Pilar se rassemblèrent autour de moi.
« Qu’est-il arrivé, Lucas ? demanda Gregory. Où est Papa ?
— Que veux-tu dire ? réussis-je à articuler. Comment le saurais-je ? »
Tout le monde se mit à parler en même temps. Saxon retourna dans la tente et en sortit avec une feuille de papier froissée. Je reconnus une page du journal des transmissions.
« Vers dix heures et demie, on a reçu ce message en morse sur le canal de la marine », me dit-il.
HEMINGWAY – NÉCESSAIRE QUE NOUS NOUS VOYONS DANS LA BAIE PRÈS DE L’ENDROIT OÙ NOUS AVONS ENFOUI LES ARTEFACTS EUROPÉENS. J’AI TROUVÉ LA SOLUTION. APPORTEZ LES DOCUMENTS. TOUT IRA BIEN. LES GARÇONS NE CRAIGNENT PLUS RIEN. VENEZ SEUL. JE SERAI À BORD DU LORRAINE – LUCAS.
« Ce n’est pas vous qui avez envoyé ça », dit Guest. Ce n’était pas une question.
Je secouai la tête et m’assis sur un siège pliant. Columbia a toujours une longueur d’avance. À présent, il allait avoir Hemingway et les documents de la sacoche. « À quelle heure est-il parti ? demandai-je.
— Environ un quart d’heure après la réception du message », répondit Sinsky.
Je les fixai sans rien dire, mais mon regard était éloquent. Et vous l’avez laissé partir tout seul ? « Il nous a dit que vous vous étiez mis d’accord tous les deux et qu’il devait aller seul au rendez-vous, protesta Herrera.
— Merde, merde, merde », fit Winston Guest. Il se laissa choir sur le sable. Je crus que ce colosse allait éclater en sanglots.
« Où est Papa ? » demanda Gregory. Personne ne lui répondit.
Je me redressai et ôtai la couverture passée sur mes épaules. « Gregorio, voulez-vous me préparer une thermos de café et quelques sandwiches ? Et les meilleures jumelles dont vous disposez, s’il vous plaît. Wolfer, Sinsky, Roberto, j’aurai besoin de votre aide pour faire le plein du Chris-Craft. Lieutenant, ai-je votre permission pour remplir les réservoirs et au moins un baril de réserve ?
— Certainement.
— Patrick, Gregory. Voulez-vous aller dans les tentes et me rapporter tous les chargeurs pour les niños que votre Papa a laissés ici ? Et deux des grenades qui sont dans la caisse verte ? Faites attention en les portant… il ne faut pas les dégoupiller. Merci.
— Nous venons avec vous, dit Winston Guest sur un ton qui n’admettait aucune contradiction.
— Non, répliquai-je, mettant un terme à toute discussion. Vous restez ici. »
Il pleuvait toujours lorsque j’arrivai en vue du phare de Punta Roma. J’avais pris le temps de démonter, nettoyer et remonter le Remington pendant que les autres faisaient le plein du Chris-Craft. Sinsky avait récupéré les Thompson trempées qui se trouvaient à bord et m’avait passé la sienne – nettoyée et chargée. Les garçons m’avaient donné six chargeurs et deux grenades dans un sachet étanche ; Fuentes m’avait apporté les sandwiches, le café et les jumelles dans un sac marin également étanche.
Alors que nous arrimions le baril de réserve sur le pont arrière, le lieutenant cubain s’approcha de moi. « Señor Lucas, dit-il d’une voix contrite, nous venons d’être informés par radio qu’un bateau dont la description correspond à celui-ci avait fait l’objet d’un vol à main armée. Nous avons ordre d’arrêter ou d’abattre le bandit si nous l’apercevons. »
J’opinai et regardai le militaire droit dans les yeux. « L’avez-vous aperçu, lieutenant ? »
Le Cubain soupira et écarta les bras. « Malheureusement non, señor Lucas. Mais je vais demander à mes hommes d’ouvrir l’œil durant le reste de la journée et toute la nuit.
— Voilà qui est sage, lieutenant. Je vous remercie.
— Pour le carburant, señor ? Il a été apporté ici pour le bénéfice du señor Hemingway.
— Je vous remercie pour tout », dis-je en tendant la main. Le lieutenant la serra avec fermeté.
« Que Dieu vous garde, señor Lucas. »
Alors que je filais vers le sud, je réfléchis à la décision que j’avais prise de laisser les autres sur l’îlot. Peut-être avais-je agi précipitamment… Saxon, Fuentes et Sinsky savaient se battre, et Herrera et Guest n’auraient pas hésité à sacrifier leur vie pour « Ernesto ». Quand on fonce vers le danger, il vaut mieux être six que tout seul.
Sauf que c’était faux. Si nous avions été six à bord du Chris-Craft, nous n’aurions pas manqué de nous gêner mutuellement, et la seule perspective de nous voir tirer tous en même temps suffisait à m’arracher une grimace. Ce serait un foutoir sans nom. De tout l’équipage du Pilar, seul Saxon avait suffisamment de discipline et d’expérience du combat pour être digne de confiance en cas d’urgence, et il n’était pas forcément disposé à accepter mes ordres. Ils avaient grommelé, protesté, mais ils avaient fini par me laisser partir seul quand je leur avais dit qu’une attaque massive et désordonnée risquait d’accroître les dangers qui pesaient sur la vie de Papa. En outre, avais-je suggéré, peut-être reviendrait-il sur le key pendant que je perdais du temps à le chercher, et il valait mieux qu’ils soient là où il leur avait ordonné de rester.
« S’il vous plaît, dites à Papa de revenir, Lucas », me demanda Patrick, en me regardant dans les yeux avec un sérieux digne d’un adulte.
Je hochai la tête et lui posai une main sur l’épaule, sans la moindre condescendance, comme je me serais comporté avec un homme dans un moment aussi grave que celui-ci.
Aucun signe du Pilar dans l’Enseñada Herradura ou le long de la côte, au nord comme au sud. Le bateau d’Hemingway était trop grand pour qu’il l’ait planqué parmi les mangroves, comme nous l’avions fait avec le Lorraine, mais je m’insinuai parmi les récifs et scrutai à la jumelle toutes les cachettes possibles. Sans succès.
La pluie s’était faite moins violente lorsque j’abordai le rivage, mais les vagues se jetaient furieusement sur les récifs de Punta Brava et les rochers situés en contrebas de Punta Jésus à l’est. Quelle sale journée ! La marée haute avait oblitéré la petite plage, et les vagues léchaient la falaise près du phare, là où les Allemands étaient enterrés. Alors que je m’escrimais à passer l’ouverture du bras de mer, une atroce puanteur parvint soudain à mes narines, en dépit du vent et de l’influence adoucissante de la pluie. Les crabes de terre, ou d’autres animaux plus gros, n’avaient apparemment pas chômé.
Puis je franchis l’obstacle et virai à tribord pour rester dans les limites de l’étroit chenal. Les rails, les baraques abandonnées et les quais affaissés apparurent à ma droite, Los Doce Apostoles à ma gauche. Je ralentis, soulevant une gerbe de boue, et saisis la Thompson, une main sur le chargeur. Au Castillo Morro, qui dominait le port de La Havane, les Douze Apôtres étaient des canons ; ici, ce n’étaient que de gros rochers où subsistaient des bâtisses abandonnées. Mais, en passant devant, j’eus l’impression que ces rochers, ces fenêtres obscures, étaient des viseurs braqués sur moi.
Et voilà le Pilar – ancré à l’ouest de l’îlot que les cartes du Nokomis baptisaient Cayo Largo – à une soixantaine de mètres du rivage ouest, en face de la colline rocheuse séparant la voie ferrée et les bâtiments désaffectés de la partie sud-est de la baie abritant l’ancien moulin, perdu au sein des cannes à sucre et des mauvaises herbes.
Je laissai le moteur tourner au ralenti pendant que j’examinais le bateau d’Hemingway à la jumelle. Pas un mouvement. Ma peau se hérissait dans l’attente de recevoir une balle tirée depuis le rivage, mais il ne se passa rien. Le Pilar n’était maintenu en place que par une ancre de proue et, lorsque le vent et le courant le déplacèrent de quelques centimètres, je vis que le Lorraine était amarré à sa coque. La vedette de Shevlin semblait vide, elle aussi.
Je débloquai le pare-brise et le rabattis sur la proue du Chris-Craft. Puis je m’installai en position de tir sur la banquette, sortis le Remington de l’étui étanche que m’avait donné Guest, fis entrer une balle dans la chambre, passai la lanière autour de mon épaule gauche et examinai les bateaux avec le viseur télescopique. L’agrandissement, quoique moins important que celui fourni par les jumelles, me permettait néanmoins de percevoir le moindre mouvement.
Bizarre. Si Columbia était à bord du Lorraine lors de l’arrivée d’Hemingway, soit il a rejoint le rivage à la nage, soit il est parti à bord d’un troisième bateau, soit il est encore sur le Pilar.
Outre les rideaux de toile dont le pont était équipé côté tribord, sous la passerelle de pilotage, et les petits hublots près de ces rideaux, le Pilar avait un pare-brise qui s’ouvrait sur le devant du pont, trois volets en bois sur un côté du compartiment avant – fermés tous les trois –, une écoutille s’ouvrant au-dessus du compartiment principal, et une ouverture coulissante à son extrémité avant, au-dessus de la proue de huit mètres. Je les examinai tous tandis que le Pilar se balançait doucement sur les eaux. Les plats-bords étaient relativement bas côté poupe, mais pas assez pour que je voie si quelqu’un était allongé sur le pont. Lorsque les deux embarcations pivotèrent vers moi – le Pilar tournant autour de son ancre sous l’effet du courant et le Lorraine, dont l’amarre était attachée à un taquet près de la poupe, côté tribord, suivant le mouvement –, je vis qu’il n’y avait personne à la barre du Pilar, sur le pont, et que les banquettes de la vedette de Shevlin étaient inoccupées.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Des moustiques bourdonnèrent autour de ma tête, se posèrent sur mon visage et ma gorge, et commencèrent à festoyer. Je gardai la pose, le viseur dodelinant un peu sous l’effet du courant mais pas assez pour m’empêcher d’atteindre ma cible si nécessaire. Je portais les chaussures de ville, la chemise bleue et le pantalon déchiré que j’avais sur moi la nuit précédente. Ma veste reposait sur la banquette arrière. Mon .357 était glissé dans l’étui passé à ma ceinture et ma Thompson calée dans mon dos. D’autres minutes s’écoulèrent. Je ne tournais la tête que pour examiner le rivage à gauche et à droite, et, de temps à autre, pour jeter un coup d’œil derrière moi. Pas de mouvement. Aucun signe d’un autre bateau.
J’acquis peu à peu la conviction qu’Hemingway était blessé, qu’il gisait sur le pont de son bateau, en train de se vider de son sang, pendant que j’attendais qu’il se passe quelque chose, gaspillant un temps précieux et le laissant mourir. Fais quelque chose ! hurlait mon imagination emballée. N’importe quoi !
Je la fis taire et restai immobile, me rappelant que je devais respirer normalement, battre des cils de temps en temps, ne bouger que pour empêcher mes membres de s’engourdir. J’apercevais ma montre derrière la lanière du fusil. Dix minutes passèrent. Dix-huit. Vingt-trois. Il se remit à pleuvoir. Quelques moustiques s’en furent. D’autres prirent leur place.
Soudain, une silhouette jaillit d’un bond du pont du Pilar et se jeta dans le Lorraine. Alors que l’homme défaisait l’amarre, je vérifiai qu’il ne s’agissait pas d’Hemingway – trop mince, trop petit, rasé de près. Tête nue, vêtu d’une chemise grise et d’un pantalon beige, il portait en bandoulière la sacoche des Allemands. Il tenait dans sa main droite un fusil automatique Schmeisser. Je tirai au moment précis où il faisait démarrer le moteur du Lorraine. Je vis son bras gauche tressauter, le pare-brise exploser, mais les mouvements conjugués des trois bateaux et une soudaine averse m’empêchèrent de vérifier que j’avais bien atteint ma cible.
Le Lorraine partit en trombe et disparut derrière Cayo Largo. Je me redressai, pris appui sur les charnières du pare-brise rabattu, guettant un mouvement à bord du Pilar et attendant que le Lorraine ait fait le tour de l’îlot. Columbia – si c’était bien lui – s’était engagé dans une impasse : de ce côté-ci de la baie, l’eau était bourbeuse et sa profondeur inférieure à trente centimètres.
Dix secondes plus tard, le Lorraine surgit au coin de l’île, fendant les bancs de sable et de boue pour foncer vers le chenal situé derrière. L’homme tenait la barre de la main gauche, celle que j’avais cru toucher, et, de la droite, tirait sur moi avec son fusil mitrailleur. Je vis plusieurs impacts et sentis le Chris-Craft vibrer sous les balles, mais sans prendre le temps d’y prêter attention, je m’efforçai de me camper sur mes jambes et tirai à mon tour. Une fois, deux fois, trois fois.
Ma première balle fit exploser le projecteur près de la main du pilote. La deuxième rata sa cible. La troisième catapulta l’homme sur le pont, derrière son siège.
Le Lorraine fonçait à toute vitesse. Je mis les gaz et fis virer de bord le Chris-Craft, sans cesser de surveiller le Pilar. Un tireur embusqué à son bord n’aurait eu aucune peine à m’abattre. Rien à signaler.
Je vis l’homme à la chemise grise frétiller sur le pont comme un gros poisson tandis que le Lorraine remontait le chenal à vive allure, passant entre les rangées de piquets à moitié immergés. Quoique blessé, il tentait de se relever, de reprendre la barre. J’actionnai à fond les deux moteurs et le suivis en zigzaguant, cherchant à ne pas le perdre de vue et à éviter les projectiles de son fusil mitrailleur, qu’il avait réussi à récupérer. L’un d’eux fracassa mon pare-brise droit. Un autre laboura le dossier de la banquette près de moi. Deux ou trois autres se logèrent dans le baril arrimé à l’arrière, et je sentis aussitôt une forte odeur d’essence. Il n’y eut ni explosion ni incendie.
Le Lorraine semblait connaître le chemin de la sortie et fonçait vers le bras de mer à une vitesse de trente-cinq nœuds. Mais je gagnais du terrain, frôlant dangereusement les bancs de boue à ma droite – si je heurtais un banc de sable digne de ce nom, je serais éjecté hors du Chris-Craft –, et lâchai le Remington en faveur de la Thompson, dont je vidai le chargeur sur le Lorraine alors que je m’en approchais par bâbord.
L’homme sursauta, se mit à danser comme une marionnette mal manipulée et tomba sur le plat-bord côté tribord. J’éjectai mon chargeur vide, en insérai un autre et me remis à tirer, pour m’interrompre quand je vis le rivage foncer sur les deux bateaux.
Je fis passer l’hélice bâbord en marche arrière et virai sèchement de bord, projetant sur la berge une gigantesque gerbe d’eau et évitant la collision d’un cheveu. Le Lorraine poursuivit sa course, comme résolu à fendre l’obstacle rocheux pour gagner la haute mer. Je coupai le moteur et me retournai juste à temps pour voir la vedette se fracasser sur le rivage.
Le haut du splendide bateau de Shevlin se déchira et s’envola dans un nuage de verre, de chrome, d’acajou et de câbles tandis que la coque – brisée en deux mais toujours propulsée par le moteur hurlant – labourait le sable, la roche et les herbes avant de se pulvériser sur le coteau où nous avions enterré les Allemands. Des flammes jaillirent çà et là, mais il n’y eut pas d’explosion L’air empestait l’essence.
Le corps de l’homme, projeté à une distance de vingt mètres, était tombé sur le ventre près du chenal central. Il flottait bras et jambes écartés, et son sang se mêlait aux tourbillons de boue.
Je fis demi-tour et avançai prudemment, prêt à faire parler la Thompson. Au bout de trois minutes, il ne bougeait toujours pas, excepté quand le courant le faisait doucement ballotter. La sacoche elle aussi, et il y avait des feuilles de papier un peu partout dans les arbres et dans l’eau. Bon débarras. Une fois que je fus assez près de l’homme, je vis sa colonne vertébrale à travers des lambeaux de peau et de tissu.
Je posai la mitraillette sur la banquette, attrapai la gaffe et m’efforçai de retourner le cadavre sur le dos.
Vierge de toute blessure, son visage affichait une expression de stupéfaction absolue. Tel serait le sort de la plupart d’entre nous. Je m’abaissai, l’agrippai par ses cheveux et le col de sa chemise, et le hissai à bord. L’eau et le sang coulèrent sur le pont ciré du Chris-Craft et gargouillèrent dans les dalots.
Cet homme m’était inconnu. Il avait un visage pâle et émacié ; une barbe naissante ; des cheveux courts et drus ; et des yeux d’un bleu étincelant qui se voilaient déjà. Mes balles l’avaient atteint au torse et au bas-ventre. Sur son bras gauche, à la saignée du coude, je vis l’estafilade laissée par la première balle du Remington et, à son flanc, une plaie causée par la deuxième, celle qui l’avait catapulté hors de son siège. L’impact de la vedette sur la roche lui avait quasiment sectionné le bras droit.
Je lui fouillai les poches. À ma grande surprise, j’y trouvai un portefeuille. Une carte, vierge de toute photographie, l’identifiait comme étant le major Kurt Friedrich Daufeldt, de la SS, officier de la Sicherheitsdienst, la SD, section AMT VI. Une note dactylographiée, à en-tête de la SS, précisait que le major Daufeldt accomplissait une importante mission secrète pour le Troisième Reich et que toutes les forces du Reich, qu’elles relèvent de l’armée, de la sécurité ou des services de renseignement, étaient tenues de lui apporter aide et coopération. Heil Hitler ! Cette note était signée par le Reichsführer Heinrich Himmler, par le général de corps d’armée SS Reinhard Heydrich, directeur de la Sicherheitspolizei, et par le major SS Walter Schellenberg, directeur de la RSHA AMT VI.
Eh bien, ça y est. Je glissai la carte d’identité et la lettre de mission dans ma poche, puis considérai le visage sans vie de l’inconnu. « Salut, Columbia », dis-je. Il ne devait pas y avoir à Cuba quantité d’agents de ce rang et porteurs d’un document signé par les trois chefs suprêmes de la SD. L’un de ceux-ci venait d’être tué en Tchécoslovaquie, mais la puissance qu’un tel document conférait à ce cadavre le rendait presque unique en son genre. Quelle qu’ait été la nature de l’opération Corbeau, il s’agissait d’une mission des plus importantes, approuvée par le sommet de la hiérarchie nazie. Sans doute n’avait-il pas ces documents sur lui quand il travaillait dans la clandestinité, mais peut-être se préparait-il à quitter Cuba dès le soir, après s’être occupé d’Hemingway, et tenait-il à avoir sur lui ses lettres de créance. « Adieu, Columbia, dis-je. Herr major Daufeldt. Auf wiedersehen. »
Le cadavre ne répondit pas. La pluie avait presque cessé de tomber, mais une légère bruine baignait son visage tourné vers le ciel.
Je coupai le moteur et examinai les dommages subis par le Chris-Craft. Le baril de réserve avait été touché à trois reprises, et il y avait de l’essence partout. Ce qui était préoccupant. Seule la chance avait prévenu une explosion – sous l’effet d’un impact de balle ou de la chaleur dégagée par le moteur. Le bateau n’était équipé que d’une minuscule boîte à gants, et j’y trouvai quelques chiffons, un petit seau et un rouleau de bande adhésive. Après avoir fait rouler le baril jusqu’à ce que les trous soient tournés vers le haut et l’avoir arrimé dans cette position, je m’efforçai de les boucher avec la bande adhésive, puis j’épongeai l’essence avec les chiffons, que je jetai ensuite par-dessus bord. Je poursuivis cette tâche avec la chemise du mort, puis j’emplis le seau d’eau de mer afin de nettoyer le pont et les banquettes, ne m’arrêtant que lorsque l’odeur d’essence eut presque disparu. Je vérifiai l’eau de sentine, conclus qu’elle n’était quasiment pas polluée par l’essence et que l’effet des vapeurs serait négligeable, puis la vidai avec la petite pompe. Le Chris-Craft n’explosa pas.
Dépêche-toi ! me hurlait mon subconscient. Hemingway est peut-être blessé ou mourant. Mais bon, je ne lui serais d’aucune utilité si je faisais exploser la vedette à quelques centaines de mètres de lui.
Une fois la sentine vide et les vapeurs d’essence dispersées, je rampai vers l’avant, traînai le corps du major Daufeldt au-dessus du compartiment moteur et le coinçai sur le pont arrière, sous le baril d’essence. Puis j’achevai d’éponger le sang qui maculait le pont avant.
De nouveau à pied d’œuvre, j’examinai le Pilar à la jumelle. Toujours aucun mouvement. Mais je n’en avais perçu aucun avant que le major Daufeldt tente une sortie.
Je mis le cap à l’ouest, abordant le bateau d’Hemingway par la poupe, le .357 à la main, évitant soigneusement bancs de boue et de sable. Mon angle de vue me permettait d’examiner le pont et l’entrée du compartiment avant. Rien à signaler. Arrivé à cinq ou six mètres de distance, je me dressai de toute ma taille et découvris le pont presque jusqu’à la banquette de poupe.
Un corps y gisait sur le ventre. Ce short, ces jambes écartées, ce torse massif sous un tee-shirt aux manches déchirées, ce cou de taureau, ces cheveux courts, cette barbe… C’était Hemingway. Sa tempe et sa nuque étaient couvertes de sang, du sang épais qui semblait frémir à la cadence des mouvements du Pilar. Apparemment, il ne respirait pas.
« Merde », murmurai-je tandis que le Chris-Craft s’approchait du Pilar par tribord et venait heurter doucement sa coque. Pas un mouvement, pas un bruit en provenance du compartiment avant. Le rideau était tendu et le pare-brise rabattu côté gauche, au-dessus de la barre. Hemingway devait être à la barre quand il avait été touché, mais quelqu’un avait jeté l’ancre de proue.
Columbia… Daufeldt… avait abattu l’écrivain depuis le rivage, puis il était venu ici à bord du Lorraine et avait jeté l’ancre du Pilar.
Peut-être. Je m’amarrai au taquet tribord, celui qui avait été utilisé pour le Lorraine, attendis que le Chris-Craft se soit stabilisé et montai à bord du bateau d’Hemingway, tenant le Magnum de la main droite, la gauche serrée sur une grenade, les yeux fixés sur les marches du compartiment avant et l’écoutille visible au-dessus du château supérieur, derrière le pare-brise rabattu. Rien à signaler. Hormis le bruit des vagues.
Je jetai en hâte un coup d’œil à Hemingway. Il avait perdu beaucoup de sang, et un lambeau de cuir chevelu arraché exposait l’os sur sa tempe et derrière son oreille. Le mouvement du bateau m’empêchait de voir s’il respirait encore. Son oreille, enflée sous l’effet de mes coups, était inondée de sang. Je regrettai une nouvelle fois de m’être battu avec lui.
Alors que je me retournais vers le pont, et vers le compartiment plongé dans les ténèbres, un pistolet en surgit. Je levai mon .357. Trop tard. J’entendis trois détonations, sèches, et sentis deux balles se loger dans mon torse, puis – comme je pivotais sur moi-même, m’efforçant toujours de lever mon arme – une troisième, bien plus horrible, se planta dans mon flanc gauche.
Laissant choir pistolet et grenade, je m’effondrai sur une banquette, puis passai par-dessus bord, victime imprévue des aménagements qu’Hemingway avait pratiqués sur sa poupe afin de hisser plus facilement les belles prises. En tombant à l’eau, j’entendis un éclaboussement dans le lointain. J’ignore si les ténèbres qui m’engloutirent étaient celles de l’inconscience ou celles de l’eau, mais je sombrai, quoi qu’il en fût, vers un fond bourbeux.